Figures bibliques de la mort

Soeur Marie-Laure

(avec l'aimable autorisation de la Communion de Jérusalem)*

«L'homme, s'il meurt, reste inerte ; quand un humain expire, où donc est-il ?» (Jb 14, 10). Un tel cri, échappé à Job dans l'excès de souffrance qui le presse, s'entend rarement dans la Bible. Non que la mort n'y soit présente : elle affleure au contraire à toutes les pages et bien des passages déconcertent qui n'alignent que massacres et carnages, ne détaillent qu'assassinats sanglants et vengeances violentes. Mais elle est précisément là comme un fait si massif qu'il ne peut guère nourrir l'interrogation ni susciter le commentaire. D'autant qu'il y aurait peu à dire : dans une culture plus attentive à la lignée qu'à la personne, plus soucieuse du peuple que de l'individu, lévénement de la mort ne se trouve qu'extérieurement décrit, sans qu'on tente d'en cerner les modalités qu'elle revêt pour chaque homme, d'en appréhender les images que s'en forme la conscience – à quelques exceptions notables près, telles celles du roi David. Et dans une pensée qui bute sur la finitude visible du corps et n'envisage d'au-delà que sous la forme du shéol, «région des tén\`bres et de l'ombre épaisse», dit encore Job, «où règnent l'obscurité et les ténèbres» (10, 21), profondeurs chaotiques de la terre où des ombres mènent une morne survie coupée de Dieu, le sens de la mort ne peut être que celui d'un terme fixé par la toute-puissance divine.

La vie, la mort ne trouvent en effet sens qu'en référence à ce Dieu créateur qui anime tout vivant de «son haleine de vie» (Gn 2, 7) :

«Tu retires ton souffle, ils expirent, à leur poussière ils retournent. Tu envoies ton souffle, ils sont créés, tu renouvelles la face de la terre» (Ps 104, 29-30).

Il s'agit en conséquence moins de s'interroger sur la mort que sur les termes de l'alliance, car c'est la fidélité à l'alliance qui seule garantit la proximité de Dieu et donc la vie : «Vois, je te propose aujourd'hui vie et bonheur, mort et malheur. Si tu écoutes les commandements de YHWH ton Dieu que je te prescris aujourd'hui et que tu aimes YHWH ton Dieu..., tu vivras et tu multiplieras... Mais si ton coeur se dévoie, je vous déclare aujourd'hui que vous périrez certainement» (Dt 30, 15-18).

Aussi les figures de la mort ne se livrent-elles qu'à travers l'épaisseur de l'histoire : une histoire qui sait être harmonieuse lorsque l'homme demeure accordé à son Dieu, et évacue de la mort tout tragique ; mais histoire cassée le plus souvent, blessée par la faute originelle qu'a immédiatement suivi le premier meurtre, et qui n'enfante que violence et péché, rivalités et destructions et s'achemine vers la rupture, vers l'absurde du peuple exilé, du juste abandonné ; histoire cependant trouée de quelques traits énigmatiques, ces «enlevés» qui semblent traverser la mort, et s'ouvrant laborieusement, obscurément, à l'espérance de la rencontre.

La mort heureuse : le terme naturel

Le rendez-vous de tout vivant

Ce qualificatif accolé à la réalité redoutée de la mort peut sembler inadéquat à entendre les cris du psalmiste implorant le secours du Seigneur :

«Les flots de la mort m'enveloppaient, les torrents de Bélial m'épouvantaient ; les filets du Shéol me cernaient, devant moi les pièges de la mort» (Ps 18, 5-6),

ou déplorant la fragilité de toute chair :

«L'homme ! ses jours sont comme l'herbe, comme la fleur des champs il fleurit ; sur lui, qu'un souffle passe, il n'est plus, jamais plus ne le connaîtra sa place» (Ps 103, 15-16).

Et la sagesse désenchantée de Qohélet rend un son d'amertume plus que de résignation : «Le sort de l'homme et celui de la bête est le même : l'un meurt, l'autre aussi : ils sont le même souffle tous les deux ; la supériorité de l'homme sur la bête est nulle : car tout est vanité. Tous deux vont au même endroit ; tous deux viennent de la poussière, tous deux retournent à la poussière» (Qo 3, 19-20).

C'est donc que la mort, en elle-même, n'a pas été voulue par Dieu et ne peut donc être dite «bonne», à l'instar de ce qui sort de la Parole créatrice (Gn 1, 4.10.12, etc.). Elle ne surgit que comme conséquence de la désobéissance de l'homme, malgré l'avertissement reçu : «Le jour où tu en mangeras, tu mourras certainement» (Gn 2, 17) ; et moins comme un châtiment que comme la constatation désolée que fait Dieu du destin de sa créature qui a choisi de refuser le souffle de sa vie : «Tu es glaise et tu retourneras à la glaise» (3, 19). Adam, ayant terni la ressemblance de Dieu qu'il portait en lui tel un miroir, n'est plus défini que par sa parenté avec la terre (adamah) qui a servi à le modeler et le recueillera. «Dieu n'a pas fait la mort», commente le Livre de la Sagesse, «il a tout créé pour que tout subsiste... Dieu a créé l'homme incorruptible, il en a fait une image de sa propre nature ; c'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans le monde» (Sg 1, 13.2, 23-24).

La mort est devenue un terme inévitable, «le rendez-vous de tout vivant» (Jb 30, 23), «le chemin par où s'en va le monde», selon l'humble expression de David (1 R 2, 1). Universelle, inéluctable, elle n'appelle aucune révolte, tant elle prend place dans un cycle naturel qui ne suscite ni tristesse ni apitoiement.

«Toute chair s'use comme un vêtement, la loi éternelle c'est qu'il faut mourir. Comme le feuillage sur un arbre touffu tantôt tombe et tantôt repousse, ainsi les générations de chair et de sang : les uns meurent, les autres naissent» (Si 14, 17-18).

Aussi le dernier mot des écrits de sagesse est-il d'acceptation, pour soi comme pour autrui, acceptation d'un événement nécessaire, parfois douloureux, mais ne troublant en rien le flux de la vie, n'interrompant pas le don de la vie que le Seigneur renouvelle constamment pour son peuple :

«Ne redoute pas l'arrêt de la mort, souviens-toi de ceux d'avant toi et de ceux d'après toi. C'est la loi que le Seigneur a portée sur toute chair ; pourquoi se révolter contre le bon plaisir du Très Haut ?» (Si 41, 3-4) «Mon fils, répands tes larmes pour un mort... Pleure amèrement, crie ton chagrin, observe le deuil comme le mort le mérite un ou deux jours durant, de peur de faire jaser, puis console-toi de ton chagrin... N'abandonne pas ton coeur au chagrin, repousse-le. Songe à ta propre fin. Ne l'oublie pas : il n'y a pas de retour, tu ne servirais de rien au mort et tu te ferais du mal» (38, 16... 21)

Face à cette attitude, qui ne se justifie que par l'accent mis sur la personnalité collective, au détriment de l'individualité, les rares réactions de douleur violente, notées pour quelques êtres très aimés, manifestent surtout la sensibilité de personnages d'exception : Jacob, père très tendre pleurant Joseph et craignant pour Benjamin (Gn 37, 35 ; 42, 28), époux aimant évoquant encore, à l'approche de sa propre mort, Rachel la bien-aimée «morte pour son malheur» (48, 7) ; David, homme de guerre qui «a trop versé le sang» (1 Ch 28, 3), poursuivi en ses proches par la violence, mais qui chante une élégie à la mort au combat de Sa\"ul, le roi ennemi, et de Jonathan : «Jonathan, par ta mort, je suis navré, j'ai le coeur serré à cause de toi, mon frère Jonathan» (2 S 1, 26) et qui pleure son fils révolté : «Mon fils Absalom ! Que ne suis-je mort à ta place !» (19, 1). David lui-même cependant retrouve la sagesse du Siracide, qui jeûne et pleure, pour implorer la pitié de YHWH, tant que l'enfant de Bethsabée est malade, mais cesse sa lamentation quand l'enfant meurt : « Maintenant qu'il est mort, pourquoi jeûner ? Pourrais-je le faire revenir ? C'est moi qui m'en vais le rejoindre, mais lui ne reviendra pas vers moi» (12, 23).

La mort patriarcale

La mort, non redoutée, ne saurait donc être désirée, encore moins recherchée, et ce qui peut paraître heureux n'est pas sa réalité, qui n'a jamais valeur en soi, mais la manière dont elle survient au terme d'une existence longue, «rassasiée de jours» (Gn 25, 8 ; 35, 29...), paisible et féconde :

«Tu entreras dans la tombe bien mûr, comme on entasse la meule en son temps» (Jb 5, 26).

Ce qui blesse est l'interruption brutale, la destruction de forces de vie non usées : «Ne me prends à la moitié de mes jours !», supplie le psalmiste (Ps 102, 25b) ; et la fille de Jephté part pleurer sur les montagnes, moins sa vie sacrifiée, que sa virginité qui ne s'accomplira pas dans la maternité (Jg 11, 37). La vie interrompue, raccourcie, signe la montée du mal dans le monde : ainsi les patriarches antédiluviens voient leurs jours diminuer, des 930 ans atteints par Adam aux 777 ans de Lamek (Gn 5, 5.31), à mesure que l'humanité se corrompt et s'éloigne de Dieu, jusqu'à ce que YHWH décide : «Que mon eesprit ne soit pas indéfiniment humilié dans l'homme puisqu'il est chair ; sa vie ne sera que de cent vingt ans» (Gn 6, 3). Tandis qu'à l'inverse, l'un des signes du royaume messianique, «des cieux nouveaux et de la terre nouvelle» entrevus par Isaïe, sera la longévité retrouvée : «Là plus de nouveau-né qui ne vive que quelques jours, ni de vieillard qui n'accomplisse son temps. Mourir à cent ans ce sera mourir jeune et ne pas atteindre cent ans signe de malédiction» (Is 65, 20).

La figure de la mort rêvée est alors celle des Patriarches, amis de Dieu et revêtus de sa bénédiction (Is 4, 18 ; Gn 22, 17), les plus proches du dessein de Dieu et donc du destin normal de l'homme : mort harmonieuse dans la succession ordonnée des générations, telle celle d'Abraham qui «mourut dans une vieillesse heureuse, rassasiée de jours et fut réuni à sa parenté» (Gn 25, 8) ; mort sereine dans l'assurance d'une descendance et d'une terre où reposer : «La durée de la vie d'Isaac fut de cent quatre-vingts ans et Isaac expira. Il mourut et fut réuni à sa parenté, âgé et rassasié de jours ; ses fils l'ensevelirent» (35, 28-29).

Car le bonheur ne se résout pas à la longueur des jours : il faut encore une postérité pour que «ne s'éteigne pas la braise qui reste» (2 S 14, 7). La perdurance de la vie du père dans l'enfant reconnu et le nom relevé paraît une valeur si pregnante qu'elle s'inscrit jusqu'en la législation imposant à une veuve d'épouser le frère du défunt «dont le nom ne sera pas effacé d'Israël (Dt 5, 5-6) et justifie le désespoir et la honte liés à la stérilité (cf Gn 30, 23 ; 1 S 1, 5s...). L'absence de descendant, situation atypique bouleversant l'ordre naturel et remettant en question le sens de la vie, ne peut conduire l'homme qu'à des situations extrêmes : l'orgueil le plus destructeur qui pousse Absalom «de son vivant» à entreprendre «d'ériger la stèle qui est dans la vallée du Roi, car il s'était dit : “Je n'ai pas de fils pour commémorer mon nom” et il avait donné son nom à la stèle» (2 S 18, 18) et lui fera de fait trouver une mort dramatique ; ou la confiance la plus folle en Dieu qui mystérieusement comble au-delà de toute attente et de toute possibilité, «car ainsi parle YHWH : Aux euniques qui... tiennent fermement à mon alliance, je donnerai dans ma maison et dans mes murs, une stèle et un nom meilleur que des fils et des filles, je leur donnerai un nom éternel qui ne sera jamais supprimé» (Is 56, 4-5).

Une terre et des fils

La bénédiction d'une postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel (Gn 15, 5) a bien été promise aux Patriarches, après qu'Abraham eut tristement constaté : «Voici, je m'en vais sans enfant...» (15, 2) et que lui fut donné l'enfant du rire (17, 17 ; 18, 15 ; 21, 3.6), de la joie devant les merveilles de Dieu à qui «rien n'est impossible» (Gn 18, 14 ; Lc 1, 37). La mort la plus accomplie paraît alors celle de Jacob, figure de tout le peuple auquel il a donné son nom d'Israël reçu de Dieu dans le combat : Jacob qui, à 147 ans, «lorsque s'approche pour lui le temps de la mort» (Gn 47, 29), retrouve Joseph, son fils bien-aimè, et en adopte les deux enfants nés en exil (48, 5), rassemble ses douze fils pour donner à chacun la bénédiction qui lui convient (49, 1-28) et peut alors partir, ayant tout réglé, tout concilié, dans la maîtrise du temps et de sa vie : «Lorsque Jacob eut achevé de donner ses instructions à ses fils, il ramena ses pieds sur le lit, il expira et fut réuni aux siens» (49, 33).

Le serment que Jacob a fait prêter à ses fils est de «l'enterrer près de ses pères, au pays de Canaan» (49, 29), car les Patriarches, bénis d'une descendance, ont aussi reçu la promesse d'une terre (13, 15). Par l'arrachement à l'Egypte, terre de servitude et de mort, Dieu a guidé son peuple au désert vers la terre «où coulent le lait et le miel» (Ex 3, 17) et lié en une seule injonction la garde des commandements, la vie et la possession de la terre promise : «Maintenant Israël, écoute les lois et les coutumes que je vous enseigne aujourd'hui pour que vous les mettiez en pratique, afin que vous viviez et que vous entriez pour en prendre possession dans le pays que vous donne YHWH le Dieu de vos pères» (Dt 4, 1). La mort heureuse, à partir de Josué, «serviteur de YHWH», qui, ayant achevé la conquête de la terre et renouvelé l'alliance, peut mourir et ^etre «enseveli dans le domaine qu'il avait reçu en héritage» (Jos 24, 30), survient donc sur la terre des pères et permet d'être enterré dans leur sépulture. Ainsi, dans la période tourmentée des Juges, juste après l'établissement en Canaan, le signe ultime de l'élection et de la grandeur de Gédéon qui a vaincu Madiân et permis au pays d'être «en repos pendant quarante ans» (Jg 8, 28), est donné par sa mort «après une heureuse vieillesse» et son ensevelissement «dans le tombeau de Yoash son père» (8, 32), autant que par les soixante-dix fils que le Seigneur lui a donnés (8, 30).

Cette double condition du sang et de la terre va scander le récit de toutes les morts illustres, marque la réussite de la vie, gage de la bénédiction de Dieu : on la trouve, bien évidemment, dans le récit de la mort du roi David qui, ayant intronis\' son fils Salomon, «se couche avec ses pères» et est «est enseveli dans la Cité de David» à Jérusalem (1 R 2, 10), après, se croit tenu d'ajouter le Chroniste, «une heureuse vieillesse, rassasiée de jours, de richesses et d'honneurs» (1 Ch 29, 28). La même mort patriarcale, destinée à prouver la légitimité de son combat, est prêtée, dans le livre tardif des Maccabées, à Mattatias qui, tel un nouveau Jacob, voit approcher la fin de ses jours, bénit ses fils en leur indiquant leur mission et «fut réuni à ses pères et enseveli dans le caveau de ses pères à Modîn» (1 M 2, 69-70). La piété de l'historien va jusqu'à accorder aux rois de Juda, oints du Seigneur, quelles que puissent être leurs fautes, une telle mort qui leur advient, non en raison de leurs mérites, mais comme signe que Dieu n'abandonne pas son peuple : «Il se coucha avc ses pères et on l'enterra dans la Cité de David. Son fils régna à sa place» (1 R 14, 31...) ; et la formule stéréotypée ne s'infléchit que pour quelques rois impies : Manassé, enterré dans le jardin du palais (2 R 21, 18) ou Joas enseveli «dans la Cité de David, mais non dans les sépultures royales» (2 Ch 24, 45). Tandis que la figure antagoniste de ce retour paisible à sa lignée et à sa terre peut se lire dans les morts effroyables de Jézabel, la reine étrangère et idolâtre, éclaboussant les murs de son sang et dévorée par les chiens (2 R 9, 35), ou de Jason, usurpateur du pontificat et instigateur d'usages païens «contraires à la loi» (2 M 4, 7.11), affligé de la malédiction suprême : «Lui qui avait banni un grand nombre de personnes de leur patrie, il périt sur une terre étrangère... Lui qui avait jeté tant d'hommes sur le sol sans sépulture, nul ne le pleura et ne lui rendit les derniers devoirs ; il n'eut aucune place dans le tombeau de ses pères» (5, 9-10).

La mort douloureuse : la violence et le péché

Le salaire du péché

Cette mort douce, apaisée, au terme d'une vie féconde, reste cependant l'apanage des justes, de ceux qui ont «marché dans les voies de Dieu» (Dt 30, 16), pour qui cet aboutissement de la vie prend déjà la forme d'un accomplissement. La mort, née du péché (cf. Sg 2, 24), entre plus souvent en connivence avec toutes les forces mauvaises qui s'entrechoquent dans le coeur humain ; et, de façon significative, la première scène qui se déroule sur la terre, après le bannissement du jardin d'Eden, est un meurtre : meurtre de la rivalité fraternelle et de la jalousie, la première création de l'homme. «Le péché» avait dit YHWH à Caïn, «n'est-il pas à ta porte une bête tapie qui te convoite et que tu dois dominer ?» (Gn 4, 7). Mais Caïn est sorti, il a passé la porte : «Il dit à son frère : “Allons dehors” et, comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur Abel et le tua» (Gn 4, 8).

Et l'histoire, depuis, se déroule «dehors» : après le meurtre, Lamek invente la vengeance (4, 23) et à Babel, l'orgueil invente la discorde(11, 9) qui engendre la guerre et la domination. L'histoire, affolée de passions, ne cesse de se répéter, qprès que YHWH eut tenté d'endiguer la montée du mal et de noyer la violence dans les eaux du déluge (6, 13), et posé comme fondement de l'ordre nouveau de la première alliance scellée par l'arc-en-ciel : «Je demanderai compte du sang de chacun de vous» (9, 5). L'histoire bégaye : les frères «complotent de faire mourir leur frère» (37, 2), les fils tirent l'épée pour venger leur honneur (34, 25), et la conquête de la terre donnée par Dieu – ce Dieu qui, au coeur de l'alliance renouvelée sur la montagne, avait ordonné : «Tu ne tueras pas» (Ex 20, 13) – s'opère dans le carnage des villes vouées à l'anathème (Jos 6, 21...), dans le massacre des batailles où l'on ne laisse «ni survivant ni fugitif» (8, 21), dans le meurtre des rois ennemis pendus (8, 29), emmurés (10, 18), frappés du tranchant de l'épée (10, 28).

Le péché engendre la mort : on meurt de son propre péché, tel Onân qui refuse de donner une postérité à son frère : «Ce qu'il faisait déplut à YHWH qui le fit mourir» (Gn 38, 10) ; tels Coré, Datân et Abiram qui murmurent contre Moïse et Aaron et sont engloutis vivants au shéol (Nb 16, 33) : tels les hommes du peuple qui adorent le veau d'or ou se prosternent devant le Baal de Péor et sont mis à mort par les lévites (Ex 32, 28) et par les juges (Nb 25, 5). Mais on meurt aussi du péché d'autrui : David, désirant la femme aperçue sur la terrasse du palais, ordonne à son chef de guerre de placer son mari «au plus fort de la mêlée» (2 S 11, 15) : «il y eut des tués parmi les gardes de David et Urie le Hittite mourut aussi» (11, 16) ; Achab, convoitant la vigne de Nabot, porte contre lui de fausses accusations jusqu'à ce qu'on le fasse sortir aux portes de la ville et qu'on le lapide (1 R 21, 1-16). Le désir du fruit défendu, la désobéissance à l'ordre de Dieu, la volonté de puissance qui égare ces rois, c'est-à-dire la triple tentation d'Adam, la triple «convoitise» dira Saint Jean, «de la chair, des yeux et de l'orgueil de la richesse» (1 Jn 2, 16) : on voit ainsi comment «la mort a passé en tous les hommes du fait que tous ont péché en Adam» (Rm 5, 12).

La violence qui tourne en haut des remparts

L'histoire donc avance sous le masque de la violence : après la conquête, la guerre sans relâche poursuit Israël, «dévoré par l'épée» (2 S 2, 26). Cananéens et Philistins, Ammonites et Amalécites, Assyriens ou Babyloniens, il n'est question jusqu'à l'écoeurement que de batailles et de coalitions, de villes assiégées et affamées, de tribus massacrées. Litanie monotone des morts jusqu'à l'épuisement – «Il les massacra depuis l'aube jusqu'au soir» (1 S 30, 17) &&150; que secouent convulsivement quelques images fortes aux couleurs tragiques : Sisera, le piquet de la tente enfoncé dans la tempe (Jg 4, 21); Samson aveugle, arc-bouté aux colonnes du temple qui va l'ensevelir avec les Philistins (Jg 16, 29-30) ; les morts ennemis «jonchant le chemin» (1 S 17, 52) ; Sa\"ul se jetant sur son épée (1 S 31, 4) et Ishbaal, son fils, décapité sur son lit (2 S 4, 7) ; Absalom suspendu au chêne par sa chevelure, trois javelots plantés dans le coeur (2 S 18, 14)...

Cette guerre dévorante, on ose parfois la nommer sainte, par un déplacement qui signale encore la perversion du mal : le peuple élu est saint, sanctifié par la sainteté même de Dieu (Lv 11, 44), et doit rester, selon le sens du premier terme, séparé, sans contact ni relation avec les nations païennes qui tenteraient de le faire retomber dans l'idolâtrie (Dt 7, 1-6) ; mais cette séparation qui est consécration, cette pureté, sans mélange ni compromission, qui est dévotion au Dieu unique, voici qu'elle comprise, dans le sens matériel et le plus réducteur, comme un sacrifice nécessaire à YHWH de tout bien et de toute vie dont il est créateur, comme une destruction sans merci de tout ce qui représenterait un danger d'assimilation. Voici que, lors de la conquête, sont livrées à l'anathème toutes les villes de Canaan : «Si elles refusent la paix, tu les assiègeras. YHWH ton Dieu les livrera en ton pouvoir et tu en passeras tous les mâles au fil de l'épée» (Dt 20, 12-13), depuis Jéricho, juste après l'entrée en terre promise (Jos 6, 17-21), jusqu'à Hébron au Sud (10, 37), Haçor au Nord (11, 11). Voici que le péché devient non de «tuer hommes et femmes, enfants et nourrissons, boeufs et brebis, chameaux et ânes» (1 S 15, 3), mais de soustraire à YHWH quelque part de butin, faute à son tour vengée dans le sang du coupable (Jos 7, 25) ou provoquant la folie et la mort qui seront le sort du roi Sa\"ul rejeté par YHWH (1 S 15, 22).

On ne saurait impunément laisser proliférer la violence et la mort, devenues mode courant de relation : «Maintenant», avait prophétisé Natân à David, »l'épée ne se détournera plus jamais de ta maison» (2 S 12, 10). À peine le royaume, fortifié par les campagnes de David, est-il affermi dans la main de son fils Salomon, l'homme de paix au «coeur sage et intelligent» (1 R 3, 12), qu'il éclate, à l'avènement de son fils Roboam ; et désormais, Israël, le royaume du Nord, qui ne reconnaît plus l'oint de YHWH, va être gouverné par des rois idolâtres et éphémères, s'arrachant le pouvoir dans les assassinats et les conspirations – Il le frappa à mort et devint roi à sa place –, dans les massacres de la massacre de la maison et de la descendance royale, comme avaient péri égorgés sur une pierre les soixante-dix fils de Yerubaal, à l'avènement de leur demi-frère Abimélek (Jg 9, 5). La mort douloureuse n'est plus infligée qux ennemis pour la gloire supposée de YHWH ; elle s'est introduite dans la maison royale, dans le peuple d'Israël :

«Je vois en effet la violence et la discorde en la ville ; de jour et de nuit elles tournent en haut de ses remparts. Peine et misère sont au-dedans, la ruine est au-dedans ; jamais de sa grand-place ne s'éloignent fraude et tyrranie» (Ps 54, 10-12).

La mort menant paître son troupeau

En même temps que se désagrège de l'intérieur le royaume oublieux de son Dieu, les dangers extérieurs se font eux aussi plus pressants : prise de Samarie et déportation des Israélites en Assyrie (2 R 17), invasion de Sennachérib qui s'empare de villes de Juda (2 R 18), domination du Pharaon Neko qui destitue le roi Joachaz (2 R 33)..., contraignant scribes et sages à élaborer des explications théologiques toujours plus contraignantes, des lectures de l'histoire toujours plus ingénieuses, qui puissent rendre compte de l'impensable : le silence de Dieu qui laisse s'étendre le règne de la mort. Car la mort étant posée, depuis l'origine, comme conséquence du péché de l'homme qui s'éloigne de la source de vie, un schéma cohérent peut être élaboré qui enchaîne au péché le châtiment de Dieu et le malheur du peuple livré à ses ennemis ; et l'histoire, comme au temps des Juges, semble se figer en une danse macabre à quatre temps : mal commis, colère de Dieu, mal subi, pitié de Dieu : «Alors les enfants d'Israël firent ce qui déplaît à YHWH... Alors la colère de YHWH s'enflamma contre Israël... Il les réduisit ainsi à une extrême détresse. Alors YHWH leur suscita des juges et il sauva les Israélites de la main de ceux qui les pillaient» (Jg 2, 11.14-16). Même un événement aussi bouleversant que la ruine du royaume frère du Nord, n'arrache au Livre des Rois qu'une conclusion sentencieuse : «Cela arriva parce que les Israélites avaient péché contre YHWH leur Dieu qui les avait fait monter du pays d'Égypte... Les Israélites et les rois qu'ils se firent machinèrent de mauvais desseins contre Dieu, ils rendirent un culte aux idoles» (2 R 17, 7s). Et le psalmiste en tire une équation simple, née d'une foi limpide :

«Voici : qui séloigne de toi périra, tu extirpes ceux qui te sont adultères» (Ps 73, 27).

Mais cette confiance obstinée, cette foi admirable qui, loin d'être atteinte, s'épure dans les vicissitudes, suffit-elle à expliquer l'histoire qui soudain paraît s'emballer et venir tout submerger ? Certes la Sagesse est «un arbre de vie pour qui la saisi» (Pr 3, 18), mais se limite-t-elle à la réflexion courte et satisfaite des amis de Job :

«Souviens-toi : quel est l'innocent qui a péri ? Où donc a-t-on vu des justes exterminés ? Je parle d'expérience : ceux qui labourent l'iniquité et sèment l'affliction, les moissonnent» (Jb 4, 7-8) ?

Comment continuer à professer la sagesse tranquille des Proverbes, quand les faits précisément la démentent :

«Bénédiction de YHWH sur la tête du juste ; un deuil prématuré ferme la bouche aux impies» (Pr 10, 6) ?

Car le scandale de la mort du juste va frapper Juda en son roi : comment oser encore gloser sur le destin de Josias qui avait profané les hauts lieux bâtis pour les idoles par les rois impies qui l'avaient précédé, qui avait restauré le Temple et célébré une Pâque «comme il n'y en avait pas eu depuis l'époque de Samuel le prophète» (2 Ch 35, 18), qui s'était «tourné vers YHWH de tout son coeur, de toute son âme et de toute sa force, comme aucun roi avant lui» (2 R 22, 25) et qui, s'étant porté au devant du Pharaon monté d'Égypte, «périt à Meggido, à la première rencontre» (23, 29) ? La brutalité, l'absurdité de la fin du roi pieux qui avait «imité en tout la conduite de son ancêtre David» (2 R 22, 2) et était la véritable «lampe» toujours en présence du Seigneur promise à David (1 R 11, 6 ; 15, 4 ; 2 R 8, 19), fait «fait avaler toute sagesse» (Ps 107, 26).

Là plus de commentaires sentencieux, un silence gêné. Là, la sagesse, si elle veut subsister, doit prendre un tour cynique : «Dans ma vie de vanité, j'ai vu indifféremment le juste périr dans sa justice et l'impie survivre dans son impiété» (Qo 7, 15). Là ne s'élève plus que l'interrogation du psalmiste «envieux des insensés en voyant le bien-être des impies», balançant au bord du blasphème :

«Un peu plus, mon pied bronchait, un rien et mes pas glissaient... Mais enfin pourquoi aurais-je gardé un coeur pur quand j'étais frappé tout le jour ?» (Ps 73, 2.13).

Face au désastre qui se précipite de la Ville ruinée, du Temple saccagé, devant la vision tragique et dérisoire d'un roi aux yeux crevés marchant vers l'exil à la tête d'une armée de déportés, la parole s'épuise dans les pleurs et le silence :

«Mes yeux sont consumés de larmes pour le brisement de la fille de mon peuple quand défaillent enfants et nourrissons sur les places de la Cité... Sur le sol, gisent dans les rues enfants et vieillards, mes vierges et mes jeunes gens sont tombés sous l'épée ; tu as égorgé au jour de ta colère, tu as immolé sans pitié» (Lm 2, 11-21).

Où se tait Dieu qui oublie ses promesses ? L'absurde, le tragique de la mort a rattrapé Israël et étreint le psalmiste qui soudain distingue, atterré, le destin de l'humanité, aveugles se hâtant en «clients de la mort» (Ps 79, 11 ; 101, 21) :

«L'homme dans son luxe ne comprend pas, il ressemble au bétail qu'on abat... Troupeau que l'on parque au shéol la Mort les mène paître» (Ps 49, 13.15).

La mort transfigurée : l'enlèvement et l'espérance

Les trois enlevés

La mort sereine des patriarches et des justes, la mort dramatique des pécheurs et des idolâtres n'épuise cependant pas la réflexion d'Israël, pas plus que l'exil ne tarit son espérance. La lumière, comme à l'accoutumée, est donnée d'en haut, en trois fulgurances, trois interventions de Dieu qui mystérieusement parmettent d'entrevoir une autre issue que le sombre shéol, un autre passage que celui promis par le Siracide :

«Quand un homme meurt, il reçoit en partage les insectes, les fauves et les vers» (Si 10, 11).

Tout autre fut le partage de trois enlevés par grâce.

«Seigneur, ma part d'héritage et ma coupe, c'est toi qui garantis mon lot» (Ps 16, 5).

Le premier d'entre eux, Hénok, se distingue des autres patriarches antédiluviens parmi lesquels il est énuméré, que par une sobre notation : «Il marcha avec Dieu» (Gn 5, 24), ce qui sera dit aussi, au chapitre suivant, de Noé, le seul ayant trouvé grâce aux yeux de Dieu (6, 8-9), puis désignera l'attitude du juste qui «plaît à Dieu». Si le temps de sa vie paraît moins long que celle des autres patriarches, il ne faut pas voir ici la marque du péché, mais de la plénitude, car «toute la durée de la vie d'Hénok fut de 365 ans» – le nombre des jours d'une année solaire, chiffre de perfection – «puis il disparut, car Dieu l'enleva» (5, 23-24). Plus littéralement, Dieu l'a «pris», sans qu'il goutât la mort (cf. Jn 8, 52) : témoignage de foi, confirme l'auteur de la Lettre aux Hébreux, car «avant son enlèvement il lui est rendu témoignage qu'il avait plu à Dieu. Or sans la foi, il est impossible de lui plaire. Car celui qui s'approche de Dieu doit croire qu'il existe et qu'il se fait le rémunérateur de ceux qui le cherchent» (He 11, 5-6).

«Personne sur terre ne fut crée à l'égal d'Énok» croit alors pouvoir affirmer le Siracide, «c'est lui qui fut enlevé de terre» (Si 49, 14). Et cependant un autre homme de foi va lui aussi être «pris» par Dieu, tant le coeur d'Élie «rempli d'un zèle jaloux pour YHWH Sabaot» (1 R 19, 10) paraît accordé au coeur du Dieu jaloux, «feu dévorant» (Dt 4, 24), dans un même excès d'amour. L'enlèvement d'Élie ne s'opère pas dans la discrétion de celui d'Hénok, mais prophétisé par les «frères» : «Sais-tu qu'aujourd'hui le Seigneur va enlever ton maître dans les airs au-dessus de ta tête ?» (2 R 2, 3) et suivi par Élisée son disciple qui recueille, avec son manteau, une «double part de son esprit» (2, 9). Homme de feu (Si 48, 1s), qui fit trois fois descendre le feu du ciel (1 R 18, 28 ; 2 R 1, 10.12) et tarit l'eau de la rosée et de la pluie (1 R 17, 1), il «monte au ciel dans un tourbillon», emporté par un char aux chevaux de feu (2 R 2, 11). Le saint zèle consume Élie (Ps 69, 10 ; Jn 2, 17) qui, devenu porteur du feu de l'Esprit, théophore – car Dieu se révèle et se nomme dans le feu (Ex 3, 2) –, peut entrer d'un coup dans «la gloire de Dieu, flamme dévorante» (Ex 24, 17). «Nous savons que lors de sa manifestation nous lui serons semblables parce que nous le verrons tel qu'il est» (1 Jn 3, 2).

L'enlèvement de Moïse, «l'homme le plus humble que la terre ait porté» (Nb 12, 3), n'advient pas dans l'éclat. S'agit-il même d'un enlèvement ? Moïse qui, tant de fois avait intercédé pour le peuple qu'il «porte sur son sein, comme la nourrice porte l'enfant à la mamelle», vers le pays de la promesse (11, 12) : «S'il te plaisait de leur pardonner leur péché... ! Sinon, efface-moi, de grâce, du livre que tu as écrit» (Ex 32, 32) ; Moïse, à son tour, pris au péché du peuple, avait connu le doute aux eaux de Mériba et frappé deux fois le rocher (Nb 20, 11-12) et les eaux d'amertume avaient charrié son châtiment : «Puisque vous n'avez pas manifesté ma sainteté au milieu des enfants d'Israël, c'est du dehors seulement que tu verras le pays, mais tu n'y pourras entrer» (Dt 32, 51-52). Moïse meurt donc là, face au peuple, pour le peuple, sur la montagne qu'il a gravie pour être réuni aux siens (Dt 32, 50). Mais le Seigneur est là, au plus haut de la montagne : comme il attendait Moïse au Sinaï et «conversait avec lui comme un homme avec son ami» (Ex 33, 11), là au sommet du Mont Nébo, il lui montre et lui dévoile tout le pays de la promesse (Dt 34, 1-2). Là Moïse meurt seul, devant Dieu qui ne laisse à personne le soin de s'occuper de «son serviteur» (34, 5) : «Il l'enterra dans la Vallée, au pays de Moab, vis-à-vis de Bet-Péor. Jusqu'à ce jour nul n'a connu son tombeau» (34, 6).

Cette intimité avec le Seigneur – «S'il y a parmi vous un prophète, c'est en vision que je me révèle à lui. Il n'en est pas ainsi de mon serviteur Moïse, lui qui est à demeure dans ma maison. Je lui parle bouche à bouche, dans l'évidence, non en énigme, et il voit la forme de YHWH» (Nb 12, 6-8) –, ce tombeau disparu, ce corps absent laissent à penser que les yeux qui ont aperçu la Gloire de Dieu, dans la fente du rocher (Ex 33, 22-23), n'ont pas pu se clore dans la mort, que le visage qui rayonnait de la lumière de Dieu, au point qu'il devait être voilé (Ex 34, 29-35), n'a pu être éteint par l'ombre de la mort. Un midrash conte que l'âme de Moïse ne voulait pas quitter son corps, tant il était pur et saint : alors l'Éternel l'embrassa, et enleva l'âme d'un baiser de sa bouche (cf. Ct 1, 2). «Si quelqu'un me sert, qu'il me suive et où Je suis, là aussi sera mon serviteur» (Jn 12, 26).

Dans la gloire, tu me prendras

Ainsi l'espoir peu à peu a pu se lever d'un semblable destin dévolu aux hommes de foi en qui Dieu reconnaîtrait la fidélité d'Hénok, la passion d'Élie, l'humilité de Moïse, aux hommes qui plairaient à Dieu et en qui il se plairait. L'espoir se lit comme un frémissement dans le commentaire du Siracide :

«Énok plut au Seigneur et fut enlevé, exemple pour la conversion des pécheurs» (Si 44, 16),

et dans son évocation d'Élie dont Malachie avait prophétisé le retour pour «ramener le coeur des pères vers les fils» (Mal 3, 23-24 ; Si 48, 10) :

«Bienheureux ceux qui te verront et ceux qui se sont endormis dans l'amour, car nous aussi nous possèderons la vie» (Si 48, 11).

L'espoir se lit comme un apaisement, dans les psaumes précisément qui s'indignent de la réussite des impies et contemplent le triste sort de l'homme poussé au shéol par la mort-berger :

«Mais Dieu rachètera mon âme des griffes du shéol et me prendra» (Ps 49, 16). «Et moi qui restais devant toi, tu m'as saisi par ma main droite ; par ton conseil tu vas me conduire puis dans la gloire me prendras» (Ps 73, 23-24).

Ainsi Dieu vient «prendre» le juste – le verbe même qui qualifiait Hénok et Élie –, vision obscure du christ aux enfers saisissant le poignet d'Adam et montant avec lui dans la lumière. Car le juste ne peut en définitive mourir : il y va de l'être même de Dieu, engagé tout entier dans l'alliance et qui est communion incessante de vie :

«Oui, ma chair reposera en sûreté ; tu ne peux abandonner mon âme au shéol, ni laisser ton ami voir la corruption. Tu m'apprendras le chemin de vie devant ta face, plénitude de joie, à ta droite, délices éternelles» (Ps 16, 10-11).

Ce qui est pour le psalmiste cri de désir, élan fou de confiance, répondant à Dieu amour pour amour, dans la simple exultation de savoir Dieu vivant, devient, dans les livres plus tardifs, marqués par la sagesse grecque, spéculation plus ordonnée, thérie plus rationalisée, mais acheminement vers une même certitude : &Les âmes des justes, elles, sont dans la main de Dieu et nul homme ne les atteindra. Aux yeux des insensés, ils ont paru mourir... mais ils sont dans la paix. S'ils ont, aux yeux des hommes, connu le châtiment, leur espérance était pleine d'immortalité.» «Oui, l'espoir de l'impie est comme bale emportée par le vent... Mais les justes vivent éternellement ; leur récompense est aux mains du Seigneur» (Sg 3, 1-4 ; 5, 14-15).

Mon Rédempteur vivant

N'y aurait-il cependant pas là risque de retrouver la vieille affirmation tranquille de la rétribution, simplement repoussée dans un au-delà à la convenance de Dieu, dans la mesure où il est devenu patent qu'elle n'est pas opérée sur terre ? Ne s'agirait-il encore que de la récompense des mérites simplement différées ? La lumière n'est pas donnée dans l'effort réflexif, mais à travers la nécessité existentielle, dans l'urgence de la réponse rendue vitale par le malheur : c'est du fond de la souffrance de l'exil, mort du peuple sans terre ni temple, dans cette privation de ce qui le reliait à Dieu, vie de sa vie, que la foi démunie va se faire plus ardente. C'est du fond de la vallée comblée par les ossements desséchés, restes tragiqes des batailles d'Israël, issue inéluctable des entreprises humaines, que le prophète, sur l'ordre du Seigneur – «Prophétise à l'esprit, prophétise fils d'homme. tu diras à l'esprit : Viens des quatre vents, souffle sur ces morts et qu'ils vivent» (Ez 37, 9) –, voit l'Esprit, «l'haleine de vie» de Dieu (Gn 2, 7), redonner vie à l'armée des morts et les mettre debout (Ez 37, 10). «Voici que j'ouvre vos tombeaux et je vais vous faire remonter de vos tombeaux, mon peuple» (37, 12). S'il ne s'agit, pour Ézéchiel, que de la restauration d'Israël et du retour sur sa terre, accomplis par le Seigneur qui «dit et qui fait» (37, 14), déjà la promesse de l'Esprit de vie est renouvelée, déjà les tombeaux se vident – tous les tombeaux sont vides depuis que la pierre a été roulée dans le jardin (Jn 20, 1), qu matin du troisièm jour où nous avons tous été relevès, selon ce que déjà Osée avait pu annoncer :

« Venez, retournons au Seigneur. Il a déchiré, il nous guérira ; il a frappé, il bandera nos plaies ; après deux jours, il nous rendra la vie, le troisième jour, il nous relèvera, et nous vivrons en sa présence» (Os 6, 1-2).

Et quand se creuse encore la souffrance, après les désillusions du retour de l'exil, quand la voix des prophètes s'est tue et que le silence de Dieu tombe sur le peuple déserté, opprimé et martyrisé pour sa foi, il n'est plus temps de lamentation, car il y a «un temps pour chercher et un temps pour perdre..., un temps pour se taire et un temps pour parler» (Qo 3, 6-7) ; le temps est venu de perdre les fausses certitudes, le temps de l'affirmation de la foi nue, de l'assomption jusqu'au bout de la fidélité à Dieu. Le Livre des Maccabées conte alors le récit archétypique du martyre des sept frères qui choisissent de mourir plutôt que de violer la loi, confiant, à la lettre, dans l'affirmation initiale du Dieu libérateur et sauveur, annoncée par Moïse : «Le Seigneur Dieu voit et il a en vérité compassion de nous» (2 M 7, 6). «Scélérat», lance l'un d'eux au roi Antiochus Épiphane, «tu nous exclus de cette vie présente, mais le Roi du monde nous ressuscitera pour une vie éternelle, nous qui mourrons pour ses lois» (7, 9). La résurrection, plus littéralement «la revivification éternelle de la vie», devient une exigence de la justice de Dieu, tout autant qu'un effet de sa puissance créatrice : «Lui qui a opéré la naissance de l'homme et qui préside à l'origine de toute chose, vous rendra, dans sa miséricorde, et l'esprit et la vie, parce que vous vous méprisez maintenant vous-mêmes pour l'amour de ses lois» (7, 23). S'esquisse ici une nouvelle figure de la mort qui devient la traversée vers la miséricorde (7, 29).

Il y aura fallu ce déchirement de l'esprit et du coeur, vécu par certains en leur chair, cette contradiction extrême entre l'excès du mal et la force de la foi, et la dilatation de leur écart, pour qu'à l'époque aussi d'Antiochus Épiphane, jaillisse enfin, d'un héritier des prophètes, la révélation : «Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s'éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour l'opprobre, pour l'horreur éternelle. Les sages resplendiront comme la splendeur du firmament et ceux qui ont enseigné la justice à un grand nombre, comme les étoiles pour toute l'éternité» (Dn 12, 2-3).

Mais bien avant cela, l'injustice, le retentissement du mal sur l'homme impuissant à le retenir, avaient arraché au vieux Job une plainte qui épouse toutes les nuances de la mort, redoutée et refusée comme le comble du malheur qui frappe l'innocent, appelée et désirée comme le repos paradoxal que goûte le souffrant :

«Souviens-toi que ma vie n'est qu'un souffle ; qui descend au shéol n'en remonte pas... Tu m'effraies par des songes, tu m'épouvantes par des visions. Ah ! Je voudrais être étranglé : la mort plutôt que mes douleurs ! Cesseras-tu enfin de me regarder le temps que j'avale ma salive ?» (Jb 7, 7... 19) «Pourquoi ne suis-je pas mort dans le sein, n'ai-je pas péri aussitôt enfanté ? Maintenant je serais étendu dans le calme, je dormirais d'un sommeil reposant» (3, 11-13).

L'audace de la foi dépouillée, la confiance désespérée lancent un défi à Dieu qui tolère mal et mort :

«Je prends ma chair entre mes dents, je place ma vie entre mes mains. Il peut me tuer : je n'ai d'autre espoir que de justifier devant lui ma conduite» (13, 14-15).

Mais dans cet étrange procès qui dresse contre Dieu sa créature dans un sursaut de foi vive, Dieu le juge-accusé se révèle aussi avocat, Paraclet :

«Dès maintenant, j'ai dans les cieux un témoin, là-haut se tient mon défenseur» (17, 19).

Et dans un cri, né de l'Esprit, qui transgresse les limites de sa compréhension, dément les données de sa sensibilité et bouscule l'ordre de la mort, Job annonce le Rédempteur vivant et la mort traversée, la mort devenue pâque, et la crainte séculaire – «Nul ne peut voir Dieu sans mourir» (Ex 33, 20) – transfigurée en espérance de la rencontre :

«Je sais, moi, que mon Défenseur est vivant, que, lui, le dernier, se lèvera sur la terre. Après mon éveil, il me dressera près de lui et, de ma chair, je verrai Dieu« (19, 25-26).

* Article extrait de la revue Sources vives numéro 53 «La mort», novembre 1993.

SOURCES VIVES Fraternités Monastiques de Jérusalem 13, rue des Barres 75 004 PARIS FRANCE

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